multimedialabpoule
coursblogdocBlankgalerieliensinfos
médias de programmation

Bootsrap Institute

En 1962, dans une étude antérieure à son invention de la souris, Douglas Engelbart, alors chercheur à l’université de Stanford, démontre la nécessité de créer un cadre conceptuel nouveau pour aider l’intelligence humaine à tirer profit de l’ordinateur. Pour ce faire, il réalise notamment des expériences de manipulations de symboles graphiques basées sur la contrainte et l’inertie, dans des conditions d’ergonomie réduite. Cette image, extraite de cette recherche, nous semble une bonne métaphore de l’ensemble de notre propos.
Introduction. retour au top

Pour une série de raisons que nous allons tenter d’expliquer ici, l’enseignement des arts numériques est un domaine singulier (1) qui incarne parfaitement les nouveaux enjeux pédagogiques auxquels doit faire face notre communauté. Contactés pour en rendre compte, il nous a semblé intéressant d’associer nos expériences respectives pour extraire de la confrontation de nos avis une réflexion commune, probablement plus significative.

Nous avons décidé de structurer notre propos dans une réflexion plus globale, autour de 3 questions :

- Notre monde est-il dans une phase de changement global lié aux technologies numériques ?
L’extension exponentielle des technologies numériques n’est-il que le prolongement de techniques industrielles ou transforme-t-elle profondément nos concepts, pratiques et créations ?

- Si oui, existe-t-il pour autant un art spécifiquement numérique ?
L’utilisation de plus en plus répandue par les artistes d’outils numériques permet-elle simplement d’accroître leurs possibilités de création ou existe-t-il un art spécifiquement numérique élaborant ses concepts, ses pratiques et ses formes nouvelles ? Autrement dit, le numérique est-il un nouveau media à part entière ?

- Si oui, enseigner l’art numérique suppose-t-il des conditions particulières ?
Peut-on concevoir un enseignement des arts numériques dans le cadre des structures existantes ou son développement nécessite-t-il une réflexion globale sur l’enseignement de l’art à l’ère numérique et un changement profond de ses structures et pratiques ?
1. On pourrait éventuellement qualifier ici ce domaine de «nouveau», compte tenu du retard de la communauté française de Belgique en la matière. Citons parmi les initiatives précoces: Aesthetics and Computation Group (MIT Media Lab), Interactive Telecommunications Program (Tisch School of the Arts, New York University), Laboratoire d’Esthétique de l’Interactivité et DESS Hypermedia (Université Paris 8)...

1. Notre société est-elle dans une phase de changement global lié aux technologies numériques ? retour au top

Comme le montre l’histoire de l’industrialisation, l’apparition de nouveaux produits et de nouveaux processus de production a modifié profondément, et parfois brutalement, l’organisation sociale, la connaissance et la représentation du monde, les mentalités, la structure familiale, les relations humaines, les notions de temps et d’espace, la ville, les transports, le paysage, etc.

Provoqué par l’invention de machines révolutionnaires (métiers à tisser, machines à vapeur...), ce processus de transformation a toutefois été enclenché dès l’avènement de l’imprimerie, premier outil de reproduction mécanique de l’information. Grâce à elle, l’échange et la diffusion du savoir et des idées connurent un essor sans précédent, voyageant plus loin et plus rapidement, touchant un public plus vaste, individualisant son accès, pérennisant ses sources, développant le support écrit face à la tradition orale, transformant la langue, notamment en favorisant la fixation de langues nationales à l’échelle d’états-nations ...

De nouvelles idées, liées à la maîtrise de ces nouvelles techniques, participèrent à la constitution d’une nouvelle classe sociale, libérée de l’autorité de l’église et de la féodalité, encourageant l’initiative individuelle et l’entreprise : la bourgeoisie. Le développement des nouvelles formes de production industrielle engendra à son tour la naissance du prolétariat, dont les propres valeurs de lutte et de solidarité aboutirent à de nouvelles révolutions sociales, économiques et culturelles.

The medium is the message. retour au top

Un parallèle entre notre époque et la précédente révolution technologique nous permet de penser que, sans pour autant adopter une vision mécanique de l’histoire, une dialectique existe entre le développement des techniques, celui des idées et de nos réalités sociales.
Marshall Mc Luhan l’a pertinemment expliqué, allant jusqu’à étendre la notion de média à toute technologie (la roue, l’horloge, l’imprimerie, etc), et démontrant que chaque nouvelle révolution technologique est incarnée par un média qui contient chacun des médias précédents :

«Le message, c’est le médium», cela signifie, à l’âge électronique, qu’un milieu totalement nouveau a été créé. Le «contenu» de ce milieu nouveau, c’est l’ancien milieu machiniste de l’âge industriel. Le nouveau milieu refaçonne l’ancien aussi radicalement que la télévision refaçonne le cinéma. Le contenu de la télévision, en effet, c’est le cinéma». (2)
«Le «contenu» d’un médium, quel qu’il soit, est toujours un autre médium. Le contenu de l’écriture, c’est la parole, tout comme le mot écrit est le contenu de l’imprimé et l’imprimé, celui du télégraphe». (3)
Et plus loin :

«Le «contenu» d’un médium, en effet, peut être comparé au savoureux morceau de bifteck que le cambrioleur offre au chien de garde de l’esprit pour endormir son attention. L’effet du médium est puissant et intense parce qu’on lui donne un autre médium comme «contenu». Le contenu d’un film est un roman, une pièce ou un opéra. Et l’effet du film n’a rien à voir avec son contenu. Le «contenu» de l’écriture ou de l’imprimerie, c’est la parole; or, le lecteur ne porte à peu près pas attention à l’imprimé ou à la parole». (4)
La transformation actuelle du monde - notamment sa globalisation, permise par la gestion informatique, et accompagnée par l’élaboration progressive des nouvelles technologies numériques, est-elle un changement aussi fondamental que le fut la révolution industrielle ? Plusieurs symptômes semblent en tout cas l’indiquer, affectant l’ensemble des activités humaines (économiques, sociales, culturelles) : elle accélère et globalise la communication et la gestion du monde, voit l’émergence de nouveaux concepts spécifiques, induit un nouvel équilibre culturel entre écrit, parole et image, transforme les notions d’identité, de famille et de communauté, fait évoluer l’engagement politique en terme de parti vers un engagement citoyen individuel, tisse des relations nouvelles entre science et art ...

2. Extrait de «Pour comprendre les médias», Marshall Mc Luhan (Points Essais, Paris, 1997), p 13.
3. Extrait de «Pour comprendre les médias», Marshall Mc Luhan (Points Essais, Paris, 1997), p 26.
4. Extrait de «Pour comprendre les médias», Marshall Mc Luhan (Points Essais, Paris, 1997), p 36.
La nouvelle économie selon Jeremy Rifkin. retour au top

L’industrialisation ne provoqua pas la disparition de l’agriculture - «média» dominant de l’ère précédente -, mais la transforma graduellement et profondément, notamment par la mise au point de machines agricoles, par l’extension des moyens de transports, l’expansion du commerce, la découverte de nouveaux marchés. De même,
la révolution numérique ne remplace pas l’activité industrielle mais transforme profondément sa gestion, ses méthodes de travail, ses concepts.

Un exemple de ce type de mutation nous semble ici pertinent : celui des notions d’objet et de propriété. Comme le décrit brillamment Jeremy Rifkin, le pouvoir économique actuel est lié à la possession et à la compréhension de données (informations ou data en anglais). Mais les données ont une nature profondément différente de l’objet industriel : elles sont dématérialisées et multipliables. Pour reprendre une métaphore : «si je vous vends ou vous donne ma voiture, je ne possède plus de voiture. Par contre, si je vous donne ou vous vends une donnée, je la possède toujours.»

«Dans la nouvelle économie en réseau, plutôt que d’échanger des biens matériels et immatériels, les entreprises en contrôlent et en régulent l’accès. La possession d’un capital physique, jadis solidement établie au coeur de la société industrielle, devient de plus en plus marginale pour la vie économique. Les entreprises y voient un coût de fonctionnement plutôt qu’un actif productif, et préfèrent louer des services qu’être propriétaires». (5)
«Pendant la plus grande partie de l’ère industrielle, l’important était de vendre des produits et le service gratuit au consommateur représenté par la garantie qui était attachée à ces produits n’était qu’un argument de vente supplémentaire. Cette relation est aujourd’hui inversée: de plus en plus d’entreprises font littéralement cadeau de leurs produits aux consommateurs dans l’espoir de s’attacher leur fidélité à long terme en leur fournissant toutes sortes de services. Les consommateurs, de leur côté, commencent tout juste à expérimenter cette transition de la propriété à l’accès. Si les produits durables bon marché continueront à être vendus et achetés sur le marché, la plupart des biens et des équipements coûteux, comme les automobiles, les logements et certains appareils, seront fournis par les pourvoyeurs aux consommateurs sous forme de bail à court terme, de location, de droit d’adhésion et autres types de services». (6)
«Dans ce monde nouveau, les marchés cèdent la place aux réseaux, vendeurs et acheteurs sont remplacés par des prestataires et des usagers, et pratiquement tout se trouve soumis à la logique de l’accès». (7)
Nous n’idéalisons en rien la nature du changement actuel. Celui-ci ne concerne pas de la même manière l’ensemble de la planète et laisse des pans entiers de l’humanité en dehors de l’évolution. La fracture numérique accroît l’écart économique, social et culturel entre les connectés et les déconnectés, selon les termes de Jeremy Rifkin. De plus, dans un monde numérique, la connaissance, la compréhension et la maîtrise des signes devient plus que jamais primordiale, ce qui demanderait un accès généralisé et égalitaire à leur enseignement. Il n’en reste pas moins que notre monde entame une phase de changement profond, irréversible et - comme le démontre la Loi de Moore - exponentiel. (8)

5. «L’âge de l’accès - La révolution de la nouvelle économie», Jeremy Rifkin, Editions La Découverte, Paris, 2000), p 11.
6. «L’âge de l’accès - La révolution de la nouvelle économie», Jeremy Rifkin, Editions La Découverte, Paris, 2000), p 13.
7. L’âge de l’accès - La révolution de la nouvelle économie, Jeremy Rifkin, Editions La Découverte, Paris, 2000), p 13.
8. Exprimée dès 1965 par Gordon E. Moore (co-fondateur d’Intel), la Loi de Moore annonçait un doublement des performances des circuits intégrés proposés en entrée de gamme tous les 18 mois. Fondée sur un constat empirique, elle a été vérifiée par la suite et reste d’actualité. Voir le site de Michel Volle et l'article WIKIPEDIA.
2. Existe-t-il pour autant un art spécifiquement numérique ? retour au top
En préambule, nous souhaiterions mettre en parallèle deux contextes historiques, afin d’illustrer dans quelles conditions l’hypothèse d’un art numérique a pu éclore. «Art»: l’exemple du collectif E.A.T. (Experiments in Art and Technology), et «numérique»: l’avènement de la micro-informatique. Nous examinerons ensuite, dans une perspective plus large, à quelles spécificités l’art numérique peut prétendre, et comment.
E.A.T. (Experiments in Art and Technology). retour au top
«La vocation de Experiments in Art and Technology est de servir de courroie de transmission et de catalyseur pour l’inévitable et active coopération entre les milieux de l’industrie, du travail, de la technologie et des arts. E.A.T. a endossé la responsabilité de bâtir une méthode de collaboration efficiente entre les artistes et les ingénieurs, sous les auspices de l’industrie. [...] La raison d’être de E.A.T. confère la possibilité d’un travail qui n’est ni la préconception de l’ingénieur, de l’artiste ou de l’industrie, mais qui relève plutôt du résultat d’une exploration de l’interaction humaine entre ces domaines». (9)

Cette citation est extraite de la Raison d’être (en français dans le texte) de l’organisation fondée en novembre 1966 par les ingénieurs Billy Klüver (10) et Fred Waldhauer (tous deux ingénieurs chez Bell Telephone Laboratories), et les artistes Robert Rauschenberg et Robert Whitman. Cette structure tentaculaire fut créé dans l’enthousiasme de l’évènement 9 Evenings: Theatre and Engineering (11) tenu en octobre 1966 au 69th Regiment Armory à New York, et réunissant quarante ingénieurs de Bell Telephone Laboratories et dix artistes qui ont collaboré à des performances innovantes faisant appel aux nouvelles technologies.

Parmi celles-ci, on peut citer Open Score de Robert Rauschenberg : une partie de tennis, au cours de laquelle le son contrôlait l’éclairage. «Le manche des raquettes, muni d’un micro, amplifiait le son de la balle frappée (il s’agit ni plus ni moins de la première utilisation du micro sans fil). À l’issue de la partie, cinq cents spectateurs furent invité à descendre dans un périmètre déterminé.
«Cette action, exécutée dans l’obscurité (puisque le son de la chorégraphie/partie de tennis avait disparu), culmina en une projection vidéo sur un écran géant incliné, duquel émanait la seule source lumineuse de la salle. Le reste de l’assistance put distinguer, sur cet écran, l’image floue des cinq cents personnes en mouvement, captée à l’aide de rayons infra-rouge, une technologie utilisée, jusque là, exclusivement par l’armée». (12)

Plusieurs autres projets de tailles initiés par E.A.T. virent le jour, et de nombreux artistes y participèrent. Pour n’en nommer que quelques-uns : Andy Warhol, Jaspers Johns, Öyvind Fahlström, John Cage, Carl André, Richard Serra, Hans Haacke...
Expérimental et visionnaire, le collectif E.A.T. a véritablement formalisé une approche nouvelle de la pratique artistique à l’heure des nouvelles technologies, dont les moyens sont plus que jamais d’actualité : interdisciplinarité, recherche, accès aux médias communautaires, partage de savoir...

La micro-informatique: revolution in the valley. (13) retour au top

«Les ordinateurs sont principalement utilisés contre le peuple au lieu de le libérer. Il est temps de changer tout cela, il nous faut une compagnie d’ordinateurs pour le peuple». C’est par ce type de slogan que la revue radicale People’s Computer Company, éditée en 1972 par un groupe d’étudiants activistes de Berkeley (Californie), tentait d’engager une lutte concrète contre la politique du secret qui entourait le développement des premiers gros ordinateurs construits à des fins essentiellement militaires. Une de leurs premières initiatives sera Resource One, sorte de communauté informatique installée dans un local d’artistes de la banlieue industrielle de San Francisco et organisée autour d’un IBM légèrement obsolète pour l’époque. Une «base de données urbaines», accessible à tous, collectait toutes les informations utiles aux activités communautaires de la région (14). D’autres expériences de ce type suivront dans la très active baie de San Francisco (devenue plus tard Silicon Valley), tentant de démocratiser l’accès à l’information et aux ordinateurs, jusque là cantonnés au sein de laboratoires universitaires et d’organismes relevant de l’armée.

Parallèlement, on peut également mentionner la Blue Box, petit boîtier électronique construit artisanalement, permettant de pirater le réseau de la compagnie AT&T pour effectuer des appels «gratuits».

C’est dans ce contexte alternatif qu’est né le Apple I, construit en 1975 par Steve Wozniak, pionnier (avec le français Micral en 1972 et l’américian Altair en 1975) de l’ordinateur individuel et autonome. Son successeur, le Apple II, marquant l’histoire grâce à son succès commercial, contribuera à l’essor de la micro-informatique. On peut cependant considérer que l’avènement du Personal Computer était, à l’origine, une excroissance marginale de l’industrie lourde de l’informatique «officielle» américaine. En 1984, l’annonce de la sortie du Macintosh arbore le slogan «Nous allons vous démontrer le principe de la démocratie tel qu’il s’applique à la technologie : une personne, un ordinateur».

Au-delà de toute considération idéologique, on peut affirmer que la diffusion de la technologie et la vocation universelle de la micro-informatique est à la base d’une vraie révolution des outils de création tels que nous les connaissons aujourd’hui.

13. Allusion à Revolution in The Valley, Andy Hertzfeld, O’Reilly, Sebastopol (Ca, USA), 2004.
14. Une histoire de l’informatique, Philippe Breton, Points sciences/Seuil, Paris 1990, p 230.
Incubation et maturation. retour au top

Pour reprendre une comparaison de Marshall McLuhan, les premières voitures ressemblaient à des carrosses dont on aurait remplacé les chevaux par un moteur. Peu à peu, elles évoluèrent selon des critères propres à leur fonction, pour se stabiliser enfin dans leur forme actuelle, aérodynamique et ergonomique. Selon McLuhan, lorsque la forme d’un média se stabilise, cela signifie qu’il devient obsolète et sera bientôt remplacé par un autre. L’exemple de la voiture reste sans doute pertinent.

Avant d’élaborer son langage propre, la photographie calqua les conventions de la peinture de son époque. Inversement, les peintres furent largement influencé par l’image photographiée : la synthèse additive et soustractive des couleurs chez les impressionnistes et les pointillistes, la représentation de l’espace chez les cubistes et les constructivistes, la représentation du mouvement chez les futuristes...
Certains dispositifs expérimentaux (la chrono-photographie de Etienne-Jules Marey, l’étude du mouvement chez Eadweard Muybridge, et plus tard le flash électronique de Harold Edgerton) ont plus largement encore contribué à élargir notre cadre sensoriel. En trompant notre cerveau par le phénomène de persistance rétinienne, le cinéma engendra à son tour un langage spécifique (espace-temps continus et discontinus, travelling, etc), puisant son inspiration dans le langage photographique et théâtral, sans cesse construit (Méliès, Eisenstein, Chaplin, Keaton, Ford, Hitchcock) et déconstruit (Pasolini, Fellini, Godard, Wenders, Greenaway), et influençant en retour la littérature, les arts de la scène, la peinture, etc...

Chaque nouveau médium augmente ainsi notre perception, notamment du temps et de l’espace, ouvrant l’accès à des réalités déclinées, transposées, exacerbées. Un exemple, par ce raccourci abrupt : l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci, la chrono-photographie de Etienne-Jules Marey, le Nu descendant l’escalier de Duchamp, la danse géométrisée de Oskar Schlemmer, Time Delay Room de Dan Graham (installation vidéo en circuit fermé et image retardée des spectateurs), le Bullet time de John Gaeta (procédé de dilatation du temps mélangeant photo numérique et cinéma, mis au point pour la trilogie Matrix)...

L’apparition d’une nouvelle technologie est le fruit de nombreuses recherches et tâtonnements. Rappelons qu’à l’aube de la photographie, à quelques années près, trois procédés différents furent mis au point par Niépce, Talbot et Daguerre, sans concertation entre eux. On pourrait dire qu’une nouvelle invention ne peut émerger et se développer que dans un monde réellement prêt à en accepter le concept. Admettre qu’une boussole indique le nord présuppose la reconnaissance de la notion de pôle magnétique. Pensons au nombre d’inventions de Léonard de Vinci qui ne trouvèrent d’applications que quelques siècles plus tard.

Ces recherches ne sont pas seulement techniques mais également conceptuelles et artistiques. Ainsi, pour le numérique, on pourrait qualifier de prémonitoires de nombreuses recherches artistiques menées au cours du XXe siècle : les collages, les détournements, les performances du mouvement Dada, la relation entre l’oeuvre et le regardeur chez Marcel Duchamp, le rapprochement entre les techniques industrielles et l’art du Bauhaus, les expérimentations sonores et lumineuses de Laszlo Moholy-Nagy, l’oeuvre modulaire de Piet Mondrian, la récupération et la duplication d’images dans le Pop-Art, le cut-up de William Burroughs, les pratiques littéraires de l’OuLiPo, de Raymond Queneau (Cent mille milliards de poèmes), de Georges Perec (la disparition, la vie mode d’emploi), le hasard calculé chez John Cage, les machines de Jean Tinguely, la relation homme/machine chez Nam june Paik, les installations interactives de Nicolas Schoffer...
Nombreux furent les artistes ayant expérimenté des formes, des applications et des conceptions rendues banales aujourd’hui par l’usage de l’ordinateur. Les arts numériques se positionnent ainsi naturellement dans une chronologie de l’art moderne et contemporain.

Aujourd’hui, si de nombreux artistes utilisent des outils numériques, simplement parce que, dans leurs domaines respectifs, les techniques analogiques disparaissent, seuls une poignée d’entre eux l’envisagent comme un médium à part entière, travaillant son essence même, ses processus particuliers : le code et la programmation, les réseaux et les flux de données, le lien et l’interactivité... Ainsi, si le numérique s’inscrit dans le champ de l’art contemporain, il en constitue un pôle particulier en relation avec toutes les autres disciplines, de par son caractère multimédia et parce qu’il transforme le regard et les usages de l’ensemble des créateurs actifs.
Pour cerner plus précisément les domaines spécifiquement numériques de l’art, pointons-en quelques-uns.

Le software art (art programmé). retour au top

Créant des images statiques issues d’instructions et d’algorithmes, Michael Noll et Manfred Mohr en sont certainement les pionniers. Il faut également mentionner John Maeda, auteur d’une œuvre originale mêlant design paramétrique, typographie et interactivité pour des travaux de communication ou des expérimentations personnelles diffusées sur CD-ROM. John Maeda, professeur au MIT (Massachusetts Institute of Technology), fait également figure de pionnier en matière de pédagogie et d’apprentissage fondamental de la programmation, avec une méthode basée sur son logiciel Design by Numbers.

Deux de ses ex-étudiants, Benjamin Fry et Casey Reas, ont poursuivi dans cette voie en concevant Processing, un environnement de programmation open-source destiné aux artistes. Le travail remarquable de Peter Cho et Golan Levin (également anciens élèves de Maeda au MIT), témoignent de la vitalité et de l’efficacité de cette filière. Citons également les expositions CODeDOC (Whitney Museum Artport, NYC, 2002) et CODeDOCII (Ars Electronica 2003, Linz, Autriche).

L’installation interactive. retour au top

Parmi de nombreux exemples, retenons les installations sonores et visuelles conçues par David Rokeby depuis 1982. Ses travaux explorent l’interaction corps/machine ou impliquent des systèmes artificiels de perception, tels des dispositifs de vidéo-surveillance (Watch, 1995). Citons son oeuvre n-Cha(n)t, un ensemble d’ordinateurs connectés entre eux, capables de produire en choeur un chant incantatoire exécuté sur base de mots suggérés par les visiteurs via une reconnaissance vocale. Citons également Sorting Daemon (2003), un dispositif captant la silhouette des passants pour les classer selon la couleur de leur peau et de leurs vêtements, en une fresque gigantesque. Retenons également Stelarc, autre figure historique, performer explorant le corps humain et ses relations avec la machine au travers d’interfaces associant imagerie médicale, prothèses et robotique (exosquelettes).

Dans leurs recherches, ces artistes abordent souvent les domaines de l’électronique, par le biais de capteurs enregistrant des phénomènes physiques (lumière, mouvement, pression, etc) convertis en valeurs numériques afin de produire un résultat. Notons encore les installations exploitant des environnements immersifs, isolant les utilisateurs dans une réalité modélisée en 3D. Par exemple : The Legible City de Jeffrey Shaw, 1990-1991.

Le web-art. retour au top

Le médium-phare apparu à l’ère numérique est naturellement le web, tissé par les relations entretenues entre ordinateurs et les liens reliant leurs contenus. De nombreux artistes utilisent ce territoire pour y diffuser des objets audiovisuels interactifs : Mark Napier, Superbad, Anonymes, Claude Closky, Pianographique, Yugop, Le ciel est bleu, Nicolas Clauss, Sodaplay... D’autres y développent des oeuvres d’un nouveau genre utilisant les langages propres du réseau : Jodi, Bluescreen, Jim Punk, Heath Bunting, Eugenio Tisselli...

La structure du Web inspire des travaux collaboratifs : adamproject, Tamara Laï pouvant aboutir à un véritable activisme utilisant le net comme une formidable caisse de résonance (exemple : RTM Mark, plateforme collaborative d’activisme en ligne et d’organisation d’actions militantes, ou Zapatista Tactical FloodNet, logiciel distribué de cybercontestation et d’attaque de serveur).

Certains projets en utilisent les ressources particulières : moteurs de recherche (Cornelia Sollfranck ou Grant Robinson, flux d’informations (Carnivore, inspiré d’un logiciel de surveillance utilisé par le FBI et utilisé par des artistes pour faire apparaître le trafic sur la toile de différentes et surprenantes manières). Une caractéristique du net est en effet cette abondance touffue de données en évolution constante, confrontant les artistes et les web-designers à la nécessité de structurer et de présenter l’information selon des formes nouvelles. Citons They rule de Josh On, permettant de visualiser les collusions éventuelles entre les plus grandes compagnies américaines, ou encore A Net Art Idea Line de Martin Wattenberg, un index de recherche d’oeuvres en ligne réalisé pour le Whitney Artport, le portail de net-art du Whitney Museum.

Le jeu. retour au top

Le domaine du jeu (consoles, jeux en ligne ou en réseau), incontournable phénomène de société, est un terrain d’expérimentation prisé par des artistes numériques qui en détournent les formes et les codes. Citons le duo belgo-américain Michaël Samyn et Auriea Harvey avec Tale of the tales, plateforme multi-utilisateurs en ligne. Plusieurs jeux rendant leur moteur accessible (par exemple Quake ou Unreal), permettent aux joueurs de personnaliser les scènes, d’ajouter des niveaux inédits, ou de recréer des projets originaux. L’artiste américain Brody Condon utilise le jeu vidéo sous toutes ses formes. Il réalise des performances incluant des jeux vidéo originaux (Waco Ressurection), des performances en ligne à l’intérieur de parties en cours (Worship, 2001, dans le jeu Anarchy Online), ainsi que des niveaux de jeux modifiés (DeResFX.Kill < Elvis, 2005).

Art & sciences. retour au top

La théorie de l’information de Claude Shannon a introduit le système binaire et le calcul en base 2, permettant de modéliser et d’interpréter la quasi-totalité de notre réalité à partir d’opérations sur les seuls chiffres 0 et 1. De fait, la proximité entre les mathématiques et l’informatique a établi de nouvelles passerelles entre les arts et les sciences, par le biais de logiciels, de concepts ou de recherches appliquées en physique, en chimie ou en biologie (nouveaux matériaux, phénomènes cinétiques, organismes vivants, clonage, intelligence artificielle, relation homme/machine ou technologie/nature...)

Pour l’intuition mathématique, citons les méthodes sérielles et combinatoires de Sol Lewitt (Incomplete open cubes), la musique stochastique de Iannis Xenakis (l’interface graphique UPIC), et le projet Software Structures (Casey Reas, Jared Tarbell, Robert Hodgin et William Ngan).

Proches de la physique, citons les installations de Olafur Eliasson, Carsten Nicolai ou Ann-Veronica Janssens.

Dans un domaine exploitant les bio-technologies (biotech), citons Eduardo Kac ou Natalie Jeremijenko.

Immatérialité et non-lieux. retour au top

Les réseaux et l’Internet, rhizomes tentaculaires, offrent de nouveaux espaces propices aux projets collaboratifs et conviviaux (forums, chat rooms, etc) dont les dimensions esthétiques, sociales ou politiques se positionnent naturellement dans le domaine de l’art relationnel, en continuité avec les travaux d’artistes «médiateurs» comme Joseph Beuys et son concept de «sculpture sociale». Citons Nine, un social software du collectif Mongrel, outil dynamique et collaboratif en ligne, ou encore etoy.CORPORATION, un collectif subversif organisé en société cotée en bourse et en fonds d’investissement servant à financer leurs projets activistes.

De la nature particulière des supports numériques et des lieux (réseaux) investis découlent de nouvelles questions quant à sa valeur, sa diffusion et sa monstration. Tout comme en économie, l’art numérique ne produit plus d’objets mais essentiellement des fichiers, du code, des instructions, des processus, dématérialisés évolutifs et multipliables à l’infini. Alors que, sur le marché classique de l’art, la rareté de l’objet augmente sa cote, la valeur d’une oeuvre de web-art pourra être liée à sa multiplication via le réseau, ainsi qu’au nombre de copies diffusées ou au nombre de liens qui pointeront vers elle sur la toile.

Ceci n’empêche pas certaines galeries (par exemple Bitforms à New-York, avec son site Software Art Space...) de proposer à la vente des oeuvres d’art programmé, emballées dans un packaging technoïde et visualisables sur un équipement standard. Certains considéreront que cette diffusion limitée à un public branché anesthésie l’impact véritablement novateur des recherches numériques.

Les expositions de plus en plus fréquentes d’art numérique dans des lieux institutionnels (galeries, centres d’art contemporain, musées ...) demandent, pour être exemplaires, des moyens techniques et de maintenance fréquemment absents, rendant difficile la compréhension des oeuvres et de leurs enjeux. Citons comme exemple de monstration ambigüe, l’exposition «John Maeda Nature» à la Fondation Cartier (Paris, 2005). Six animations projetées sur grand écran mais n’offrant aucun accès à la dimension codée du travail, transformant le public en spectateur passif. Un comble pour de l’art programmé : la salle dédiée aux travaux interactifs était présentée comme s’adressant à un public d’enfants.

Le monde numérique est sous tension entre une logique open-source (code à source ouverte) participant à son développement (pour être reconnu, un scientifique, et a fortiori un programmeur, a intérêt à diffuser au maximum ses découvertes pour que son travail soit approfondi par d’autres) et un monde propriétaire (les transnationales Apple, Adobe, Macromedia, Microsoft ...) proposant des interfaces graphiques ou des logiciels n’offrant pas d’accès au code. C’est pourquoi également nous différencions les artistes utilisant ces outils verrouillés ou opaques, de ceux partageant leur code dans un esprit d’échange et de circulation des savoirs.

3. Enseigner l’art à l’ère numérique ? retour au top
Vers un rapprochement entres écoles d’art et université. retour au top

Tout comme dans les volets précédents de notre raisonnement, l’analogie avec les changements induits par l’industrialisation nous semble intéressante. Si le système académique des beaux-arts cloisonnés en secteurs étanches et voué à la reproduction de formes définies correspond sans doute à l’époque pré-industrielle, on peut considérer que l’école la plus exemplaire d’une volonté moderniste d’enseignement de l’art fut le Bauhaus (15). Cette expérience alliant art et technique (industrielle et artisanale), malheureusement trop brève, eut une influence forte et durable sur l’enseignement anglo-saxon après la seconde guerre mondiale. Chassés par le régime nazi, les professeurs du Bauhaus s’éparpillèrent principalement aux USA, invités à y poursuivre leur activité pédagogique (16).

Il est peut-être utile de rappeler ici que certaines universités américaines contiennent l’enseignement de l’art dans leurs attributions. Au sein du MIT (Massachusetts Institute of Technology), l’approche de l’enseignement des arts développée au Bauhaus a explicitement inspiré la création en 1967 de l’Architecture Machine Group, un groupe de recherche associant les sciences cognitives, l’informatique et les technologies de l’animation et des télécommunications.

L’actuel MIT Media Lab fondé en 1980 en est l’émanation directe. L’intitulé de son programme pédagogique postgraduate (17) donne d’emblée le ton : Media Arts and Sciences. Une même institution universitaire allie donc les compétences artistiques et scientifiques dans un but d’innovation et d’expérimentation. Un examen attentif des domaines de recherches, articulés en programmes d’études ou consortiums, permet de comprendre la pertinence d’une telle approche. Leurs intitulés sont déjà très évocateurs : Viral Communications, Tangible Media, Sociable Media, Opera of the Future, Software Agents, Future of Learning, Speech Interfaces, Cognitive Machines, etc.

Ce n’est donc pas un hasard si de nombreux projets innovants, par exemple dans le domaine du software art (John Maeda, Ben Fry & Casey Reas...) débutèrent au MIT Media Lab, et si, d’une manière générale, l’ouverture aux arts numériques est bien plus développée dans la sphère anglo-saxonne. Les résultas obtenus par ce type d’enseignement, caractérisé par un dialogue élargi et un décloisonnement entre les disciplines en démontrent toute la pertinence.

Dans le contexte actuel de la réforme de l’enseignement en Europe (les Accords de Bologne), il est à espérer que le cas de l’enseignement des arts numériques pourra bénéficier d’une attention accrue (conforme à l’actualité de ces technologies), par exemple en institutionnalisant des rapprochements (au niveau Master) avec l’université et la recherche fondamentale (18).

15. Le Bauhaus - mot intraduisible, contraction de bau (la construction) et haus (la maison) - était une école d’art, de design et d’architecture fondée en 1919 à Weimar (Allemagne) par Walter Gropius. Il ferma ses portes en 1933 sous la contrainte des nazis. Voir WIKIPEDIA.
16. Citons Josef Albers (Black Mountain College, Yale University), László Moholy-Nagy (New Bauhaus, American School of Design, Chicago), Marcel Breuer et Walter Gropius (Harvard Graduate School of Design), Mies van der Rohe (Chicago’s Armour Institute of Technology).
17. Le cycle postgraduate correspond au deuxième et troisième cycles universitaires : masters (MFA-Master of Fine Arts) et doctorats (Ph.D ou Doctor of Philosophy). Actuellement, le MIT ne propose pas de formation undergraduate, correspondant à un Bachelor (BFA-Bachelor of Fine Arts). Nos écoles d’art offrent des formations débouchant en majorité sur un grade de Bachelor et de Master.
18. L’article 4 des accords de Bologne évoque cette recommandation de manière explicite. Voir le site "Tout sur Bologne".
État des lieux. retour au top

L’introduction des technologies numériques dans nos écoles d’art est en cours depuis une dizaine d’années. Cependant, la grande majorité de telles initiatives consiste en une formation à l’infographie (Photoshop, Illustrator, InDesign), naturellement inclue dans un contexte de communication visuelle, ou encore aux techniques de montage numérique (Final Cut, Premiere), dépendant d’une formation à la vidéo.

On peut également citer l’apprentissage de logiciel comme Dreamweaver (création de sites web), Flash (création de contenus interactifs), 3DMAX (création 3D) ou After Effects (animation et effets spéciaux). Nous pourrions regrouper ce type de formations sous le nom de formations multimédias (19) ; elles réservent en tout cas peu de place à une formation aux arts spécifiquement numériques.

Tout jugement de valeur mis à part, cette différenciation entre section «multimédia» et «arts numériques» nous semble pourtant centrale : l’une vise à un apprentissage de logiciels graphiques reconnus, le plus souvent propriétaires (20), en vue d’une insertion dans la chaîne de production industrielle tandis que l’autre entend former des créateurs maîtrisant des outils, des supports et des concepts dans un contexte expérimental associant l’apprentissage et la recherche.

Par ce bref et empirique constat, nous voudrions rappeler à notre communauté la nécessité de se questionner davantage sur les conditions de l’enseignement de l’art à l’ère numérique. Le numérique constitue en soi un langage extrêmement puissant et universel d’interprétation et de communication‚ capable d’exprimer tout type de contenus.

Par conséquent, s’il faut naturellement ouvrir dans les écoles supérieures d’art des finalités d’arts numériques, il faut également que les autres finalités artistiques fassent leur propre «révolution numérique», sans pour autant remettre en cause leur spécificité et leur histoire.
En effet, en considérant chaque champ artistique et leurs outils respectifs, et en examinant comment l’avènement de ces technologies en affecte la pratique, on peut mesurer à quel point ces changements en modifie également le cadre conceptuel.

Á l’instar du travail de Olivier Vanderaa, on peut par exemple citer le cas de la photographie qui, avec l’avènement des appareils numériques, voit se poser de nouvelles questions sur l’acte photographique lui-même, ou sur les nouveaux supports de diffusion de ces photos : production de tirages numériques, publication d’images en réseau, etc. On peut également citer le cas de la narration appliquée aux réseaux et aux contenus interactifs : narration non-linéaire, hypertexte de fiction, jeux en réseaux massivement multi-joueurs, etc.

Chaque finalité ou champ artistique devrait ainsi inclure dans sa pratique ce type de mutations, vécues au quotidien par des étudiant(e)s né(e)s en pleine culture numérique (sms, chat, download, upgrade, peer to peer, samples, listes de diffusions, forums, etc).

19. L’usage intempestif et globalisant du terme «multimédia» le prive de toute signification satisfaisante. Nous l’utiliserons malgré tout ici, par défaut. La pauvreté du vocabulaire francophone est malheureusement révélatrice du manque de nuance qui caractérise actuellement notre perception du matériau numérique.
20. Le terme «logiciel propriétaire» désigne un logiciel dont le code est inaccessible. Leur utilisation est majoritairement payante et exige une autorisation spécifique. Leur redistribution ou leur modification sont interdites. Par opposition, les termes «logiciel Open Source» ou «logiciel libre» désignent un logiciel qui est fourni avec l’autorisation pour quiconque de l’utiliser, de le copier, et de le distribuer, soit sous une forme conforme à l’original, soit avec des modifications, ou encore gratuitement ou contre un certain montant. Ceci signifie en particulier que son code source doit être disponible. Voir le site GNU.
Structure et approche d’une finalité d’art numérique. retour au top

En ce qui concerne plus précisément les finalités d’arts numériques, il nous semble que leur structure pédagogique devraient refléter les caractéristiques des arts numériques eux-mêmes.

Travail d’équipe. retour au top

Souvent rassemblées de manière confuse sous un label commun, les compétences à acquérir sont pourtant de natures différentes (techniques, culturelles, conceptuelles), et impliquent des technologies spécifiques. Elles nécessitent une équipe d’enseignants à l’esprit collaboratif et aux compétences complémentaires. La coopération entre enseignants est primordiale car aucun d’entre eux ne peut prétendre maîtriser l’ensemble des savoirs requis.

Comme l’écrit Yves Michaud (21),

«[...] c’est le principe du maître unique qui est à rejeter. Parce qu’il n’y a pas de maître absolu. Même le meilleur maître finit par fermer le champ de vision de son élève. Pour l’élève, apprendre à être soi-même, c’est apprendre à se situer parmi des images et des identités multiples. Il n’y parviendra jamais sous tutelle unique, aussi libérale ou inspirée soit-elle».
Décloisonnement. retour au top

Par nature, l’art numérique incarne un point de rencontre entre la science et l’art, la théorie et la pratique. Un décloisonnement des compétences entre ces matières permet d’ancrer solidement les bases d’une exploration du potentiel culturel, politique, esthétique et social des nouveaux médias. Pour autant, décloisonner ne veut pas dire tout mélanger, mais plutôt croiser les matières, en s’inspirant peut-être de l’enseignement de l’architecture et de l’urbanisme. Une autre piste utile est celle d’un rapprochement avec le réseau universitaire et la recherche fondamentale.

Pluridisciplinarité. retour au top

Au delà de sa reconnaissance comme une des composantes majeures de l’art contemporain, la pluridisciplinarité est une réalité des arts numériques: diversité des formes (images fixes, images en mouvement, 3D, son, etc), des fonctions (interfaces, visualisation de flux de données, gestion de contenus, performances interactives, etc), des espaces (installations interactives, réseaux, écrans, etc), des temps (temps-réel, temps différé, synchronicité)... La pluridisciplinarité offre en outre de nombreuses opportunités sur un plan pédagogique: apprentissages croisés, confrontation à des réalités paradoxales, gestion de production, collaborations entre finalités à l’intérieur des écoles, négociations, etc. Une fois placée au centre des préoccupations, la pluridisciplinarité engendre une dynamique surprenante, profitable à la fois aux étudiants et aux professeurs.

Ressources externes à l’école. retour au top

Il s’agit de développer l’accès aux sources externes à l’école, afin que les étudiant(e)s puissent concevoir leur formation comme une dynamique menant à l’autonomie et à la collaboration : lieux de formation, workshop, invités extérieurs, rencontres, conférences, personnes ressources ... On peut notamment souligner les excellentes et nombreuses initiatives proposées par les collectifs bruxellois iMAL, LAb[au], Constant VZW et Nadine. Citons également des rendez-vous comme les cycles Mr.XPO et Mr.WAV (Media Ruimte, Bruxelles), le festival ArteFact (Stuk, Leuven), le cycle Fricties (Vooruit, Gand), ou encore les projets de Transcultures. Dans un cadre scolaire, citons le post-graduat Transmedia (Sint-Lukas, Bruxelles). Dans un cadre plus large de formation technique aux outils multimédias, citons Technocité (Hornu) et Cepegra (Gosselies).

Plannings et stratégies pédagogiques. retour au top

La vitesse de flux des médias numériques (accélération, soudaineté, immédiateté) remet parfois très violemment en question le temps ralenti traditionnellement nécessaire à l’apprentissage, mais aussi son espace (la classe, le cyberespace, les serveurs distants). Ces dilatations/contractions ou non-linéarités des processus, inhérentes aux réseaux et aux supports numériques, sont des réalités quotidiennes qui nécessitent de nouvelles stratégies pédagogiques (outils et logiciels aujourd’hui d’actualité mais obsolètes demain) et un assouplissement de la gestion du temps et de l’espace. Les notions de chantier, de travaux en cours (work in progress), de travail à distance (télétravail) et d’horaires modulables doivent être prises en compte et encadrées.

Contenus. retour au top

On peut avancer quelques pistes d’intitulés de cours à répartir selon les cycles Bachelor et Master : conception de projet (chantiers thèmatiques, histoire des arts numériques, références technologiques et culturelles), bases web (HTML, CSS), code et design de l’interactivité (Processing), physical computing (installation et objets interactifs, Wiring, Arduino), vidéo temps réel (isadora, MAX/MSP, Jitter, Soft VNS), programmation dynamique en ligne (PHP, SPIP), 3D Temps Réel (Max/MSP, Jitter, OpenGL), motion tracking (installation interactive, Max, Jitter).

Outils et pédagogie. retour au top

Les outils numériques (ressources en ligne, multimédia, CD/DVD...), évidemment inclus dans la pédagogie, comprennent également la gestion dynamique de l’information liée à la formation: sites web dynamiques, bases de données, listes de diffusion, courriers électroniques, etc ... Par ailleurs, les comportements et les équipements changent. Ainsi, en quelques années, les étudiants souvent munis d’un portable attendent autre chose que le traditionnel parc d’ordinateurs (maintenance souvent problématique, matériel obsolète): un réseau wifi performant, un accès à des logiciels peu courants (Max-MSP, Jitter, Soft VNS), à du hardware spécialisé (Arduino, capteurs et controleurs divers).

21. Yves Michaud, Enseigner l’art ? Editions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1999.
Un processus en mouvement. retour au top

Au delà d’une transmission d’un savoir stable du maître à l’étudiant(e), l’enseignement des arts numériques est un processus en mouvement dans lequel tant l’enseignant(e) que l’étudiant(e) continue à apprendre et expérimenter. L’évolution rapide des technologies disponibles s’accorde mal avec l’inertie qui guette naturellement les structures institutionnelles. Les mises à jour des matières, des objectifs et des moyens conditionnent la qualité de l’enseignement. Les formations dédiées aux professeurs semblent être un luxe qu’il doivent souvent prendre en charge personnellement.

Sans en être étonnés, nous nous apercevons que ces suggestions s’appliqueraient sans peine à une définition contemporaine de l’enseignement artistique en général. L’apprentissage des arts numériques suppose un acquis technique et conceptuel de base, un socle de compétences, permettant à l’étudiant(e) de comprendre en profondeur son médium, d’en maîtriser les outils, d’en rencontrer la diversité, mais également d’adopter une attitude dynamique grâce à laquelle il/elle continuera à évoluer, à apprendre, à réfléchir de manière autonome en utilisant les outils de son époque. Mais n’est-ce pas ce qu’on pourrait souhaiter à tout(e)s les étudiant(e)s d’école d’art ?

Pour faire face à l’avenir, une communauté se doit d’investir dans son enseignement, non seulement financièrement, sans quoi rien n’est possible, mais également en favorisant la réflexion et l’évolution des structures et des concepts de formation. Sans cet effort, les solutions neo-libérales, déjà prêtes, de privatisation de l’enseignement réussiront à s’imposer, privilégiant la loi du marché dans un domaine qui n’est, par nature, pas une zone de commerce. Paradoxe ironique : malgré une perception augmentée et une meilleure compréhension de notre monde engendrée par les technologies numériques, sommes-nous vraiment sûrs d’être à l’abri d’une nouvelle féodalité ?

I sing the body digital. retour au top

Le chant sert-il à défendre un territoire, à attirer les femelles ou à fournir un modèle que les jeunes imiteront ? Parlant des oiseaux, cette question évoque pêle-mêle le retour du printemps, des signaux de communication et de reconnaissance, des langages et des dialectes. L’être humain chante aussi : pour s’amuser, pour divertir, pour séduire, pour communiquer, ou encore pour se rassurer dans le noir et se donner du courage... Chanter le corps digital pourrait être une manière, éventuellement ambiguë, de célébrer le futur de l’homme face à la machine, vers une alliance résolue et assumée. Cette hypothèse alimente toutefois quotidiennement nos nombreuses questions teintées d’enthousiasme ou de méfiance. Mais, pour paraphraser Olivia Newton-John, notre choix est déjà fait: let’s get digital !

«I sing the body digital» est une interprétation actualisée du vers «I sing the body electric» du poète Walt Whitman (22). L’auteur de science-fiction Ray Bradbury l’a repris pour titrer un recueil de nouvelles (23). «I sing the body electric» est également le titre du deuxième album du groupe Weather Report (24). Assez naturellement, ce corps est devenu électronique pour titrer le livre-reportage de Fred Moody en immersion chez Microsoft (25).

22. Walt Whitman (1819 – 1892) est une figure emblématique et fondatrice de la littérature nord-américaine. «I sing the body electric» est un vers extrait de «Leaves of grass», son recueil le plus célèbre où culmine son style formellement non-académique et exalté dont on retrouve par exemple l’écho dans «Howl» de Allen Ginsberg. «O Captain! My Captain!», le poème emblématique du film «Le cercle des poètes disparus» est l’un des poèmes les plus célèbres de Walt Whitman.
23. Je chante le corps électrique, Ray Bradbury, Denoël/Présence du futur, Paris, 1970. Voir WIKIPEDIA.
24. Weather Report: groupe de jazz fusion fondé en 1970 par le pianiste Joe Zawinul et le saxophoniste Wayne Shorter, suite à leur rencontre au sein du groupe de Miles Davis.
25. I Sing the Body Electronic: A Year With Microsoft on the Multimedia Frontier, Fred Moody, Penguin Books, NYC, 1995.