multimedialabpoule

La tyrannie technologique (2)

Retour sur ce livre lucide.

La tyrannie technologique

« La tyrannie technologique » (voir l’article précédent) est un remarquable recueil de textes écrits par Cédric Biagini, Guillaume Carnino, Célia Izoard et Pièces & Mains d’oeuvres (Éditions L’Échappée, Paris, 2007. Deux notes ont attirés mon attention, par la clarté de leur propos. Je vous livre ici les deux brefs passages du chapitre « Rêve numérique ou cauchemar informatique » de Guillaume Carnino, suivis des notes en question.

Page 110 :

[…] Si toute technique possède une certaine apparence d’immédiateté, le numérique l’acquiert plus que toute autre dans la mesure où il se présente comme totalement obscur et impénétrable aux perceptions humaines (que ce soit sur l’échelle du temps ou de l’espace)*.

* On peut y voir un aboutissement de la honte prométhéenne (c’est-à-dire la honte de l’être humain imparfait face à la pure perfection des machines, honte dont parle Günther Anders, L’obsolescence de l’homme, Encyclopédie des nuisances/lvréa, 2002). dans la mesure où tout ce que l’on appelle bugs – c’est-à-dire plantage de systèmes informatiques – sont, d’un point de vue froidement rationnel, toujours des défaillances induites par l’utilisateur. Généralement, ce sont des suites d’opérations réalisées par l’utilisateur qui n’ont pas été prévues par le développeur du système, et qui génèrent donc un événement inattendu de la part du logiciel, incapable de le gérer et de réagir en conséquence. C’est un lieu commun chez les informaticiens que d’affirmer qu’un ordinateur est stupide (i.e. a-intelligent), mais cela signifie bien que du point de vue de l’enchaînement logique d’opérations (rappelons qu’un microprocesseur est une machine permettant l’enchaînement d’opérations logiques élémentaires à une vitesse incroyable et avec un taux d’erreur quasi nul), la machine est bien supérieure à l’être humain. En réalité, lorsqu’une personne lambda se retrouve face à un ordinateur qui « plante », cela ne fait jamais rien de plus que lui renvoyer (même inconsciemment) sa propre impuissance et imperfection, en comparaison de la parfaite rationalité machinique qui ne fait rien d’autre que ce pour quoi elle a été programmée, quand bien même cela constitue une «erreur» du point de vue humain. L’ordinateur renvoie à l’être humain, jadis confiant dans la raison qui ferait de lui plus qu’un animal, la distance qui le sépare d’une véritable et pure rationalité. L’informatique animalise l’être humain. Et il ne s’agit pas que d’une métaphore: il suffit pour cela d’observer les comportements de personnes en proie à des pannes informatiques récurrentes pour y déceler plus qu’une incitation à la colère passagère. Aux commandes d’un ordinateur, l’être humain se voit ravalé à un rang inférieur en comparaison des machines parfaites qui ne le comprennent pas.

Page 126 :

[…] L’ultracapitalisme contemporain a trouvé l’un des alliés les plus fiables dans les nouvelles technologies : la marchandisation et la technicisation du monde en passent par son formatage informatique. Les catégories du réel sont non seulement définies par les impératifs économiques, mais elles sont figées par ce processus même*.

* Le propre de l’informatique est d’effectuer des opérations en-deçà de l’échelle de perception spatiale et temporelle de l’être humain. Quand les potentialités de quadrillage du réel offertes par le numérique (dont la base de données n’est que l’expression la plus aboutie) se couplent avec la miniaturisation des échelles spatio-temporelles signifiantes économiquement, la recréation absolue d’un autre espace-temps économique, duquel l’être humain est exclu, n’est plus très loin. Prenons à témoin les récentes innovations en matière de spéculation boursière. Il existe désormais des automates informatisés (i.e. des ordinateurs dédiés à une tâche spécifique) gérant des micro-investissements boursiers de quelques secondes à peine, et revendant l’instant suivant les actions en hausse acquises précédemment, dans le but de générer un profit microscopique certes, mais automatique et reproductible. Les banques utilisent donc aujourd’hui ce genre de robots permettant, de par la temporalité infinitésimale sur laquelle ils agissent, de multiplier les gains. On voit ici comment la logique de quadrillage du réel couplée à celle de la miniaturisation éloigne définitivement l’humain de toute prise sur le monde techno-économique qu’il a contribué à créer. Un espace-temps autre, presque double puisque lové au creur des transactions humaines, peut surgir grâce au numérique. La question n’est pas tant de savoir dans quel but il a été créé, puisque la réponse est évidente, mais de percevoir que cet objectif capitaliste et lucratif échappe à l’appréhension humaine, dans la mesure où son intérêt est justement qu’il s’effectue en dehors des lieux et temps où l’être humain a prise.

Où trouver « La tyrannie technologique » ?
Ce livre est notamment en vente à l’excellente librairie Aden, véritable caverne d’Ali Baba de la littérature engagée et enragée, 44 rue Antoine Bréart, 1060 Bruxelles (Saint-Gilles).

La page d’infos sur le site de l’éditeur (Éditions L’Échappée) :
http://www.lechappee.org/la-tyrannie-technologique

Guillaume Carnino en ligne :

  • Une interview de Guillaume Carnino à propos d’une manifestation contre la CNIL (Commission nationale informatique et libertés).
  • Rage against the machines.
  • « L’immédiate apocalypse – Temporalité et mutation anthropologique à l’ère du numérique » Extrait de « Frontières et limites avons-nous dépassé les bornes ? », Stéphane Corbin, Editions L’Harmattan, 2007.

  • 3 comments for “La tyrannie technologique (2)”

    1. Le blog de multimedialab.be » Archive du blog » La tyrannie technologique (1) dit :

      […] Comme pour le domaine de la construction automobile, dans lequel les industriels seraient subitement devenus les champions de l’écologie, du développement durable et de la protection de la planète, l’industrie informatique se targue de libérer l’être humain par l’ordinateur. En réalité, nous glissons lentement vers des dimensions uniquement compréhensibles par les machine, le propre de l’informatique étant d’effectuer des opérations en-deçà de l’échelle de perception spatiale et temporelle de l’être humain (voir aussi à ce sujet cet autre article). Ce type de paradoxe n’st pas sans rappeler les slogans lus dans “1984″ de George Orwell : “La guerre, c’est la paix”, “La liberté, c’est l’esclavage”, ou “L’ignorance, c’est la force”. […]

    2. Technoscepticisme ou Comment la pensée de Jacques Ellul continue-t-elle d’être pertinente aujourd’hui ? 4 | Humanités numériques dit :

      […] http://www.multimedialab.be/blog/?p=1216 […]

    3. Technoscepticisme ou comment la pensée de Jacques Ellul continue-t-elle d’être pertinente aujourd’hui ? | Intelligence Artificielle et Transhumanisme dit :

      […] http://www.multimedialab.be/blog/?p=1216 […]

    Post a comment

    You must be connected to post a comment.